1 - Un crime à Simiane de Pierre Bianco (Exttrait)
Prologue
Je ne sais pas ce qui me rend si mélancolique en ce début du mois de mars. Le temps, peut-être, avec ses sautes d’humeur, le ciel chan-geant, les coups de vent qui dispersent les nuages pour en ramener d’autres aussitôt après, les pluies subites, des gouttes froides presque des flocons de neige, qui tombent sur la cam-pagne ? Il faut dire que je suis au soir de ma vie et des souvenirs, des images que je croyais avoir oubliées me reviennent à l’esprit. Des images bien troublantes en effet, et mon esprit d’adolescent qui en fut marqué était à l’époque sans doute encore bien fragile pour que leur empreinte ait été si profonde.
Si vous voulez que je vous fasse partager mes souvenirs, je poursuivrai mon récit par le rap-pel d’événements dont je fus témoin, de situa-tions dont j’ai deviné qu’elles furent com-plexes, souvent douloureuses, voire drama-tiques. C’est un bien sombre programme, me direz-vous, que vous nous proposez là ! J’en conviens, mais faut-il ne montrer que ce qui est beau et agréable alors qu’il existe aussi tant de mauvaises actions et de méchantes paroles ?
Je m’appelle François Carratier et j’ai vu le jour il y a maintenant bien longtemps à Si-miane, en 1708. Mes parents habitaient une bastide à l’écart du village, un peu sur la hau-teur. On y parvenait par un chemin à travers bois qui se continuait ensuite sur le plateau d’Albion en direction de Saint-Christol. Je suis né sous le règne du Grand Roi, mais la France, à ce que l’on m’a raconté, n’avait pas grand-chose de « grand » à cette époque. La misère régnait alors partout dans les campagnes, l’on y mourrait presque de faim – presque est même de trop, je crois ! –. Oh que oui ! Les temps étaient bien durs dans notre haute Provence (et ailleurs aussi) lorsque je suis arrivé dans ce pauvre monde, et cependant j’ai réussi à sur-vivre… Je ne sais pas comment mes parents ont fait pour surmonter toutes ces épreuves. Car à la misère, au dénuement et à l’indigence qui accablaient la plupart d’entre nous se sont ajoutés les coups durs que la nature vraiment bien peu bienveillante infligea à notre pays. En effet, le mois de janvier de l’année 1709, qui suivit tout juste ma naissance, fut terrible pour tous. Dans nos campagnes, la neige recouvrit tout pendant la totalité du mois à ce que l’on m’a dit. Tout était blanc, jusqu’à Apt, Banon, sur le plateau d’Albion, et bien au-delà sans doute, toute la Provence, toute la France. La montagne de Lure ressemblait à un long fan-tôme blanc couché sur l’horizon. Le sol était aussi dur que de la pierre, l’eau gelait dans les abreuvoirs, les lavoirs et les caniveaux, et l’on avait bien du mal à faire boire les bêtes. Des stalactites de glace transparentes comme du cristal pendaient des cannelles des fontaines et descendaient depuis le battellement des mai-sons, de la glace vive qui semblait vouloir transpercer ceux qui passaient dessous. Par moments, on distinguait à peine à travers le brouillard et la grisaille qui voilaient presque toujours la campagne les formes sombres des collines qui ressemblaient à des bêtes sinistres en train de guetter une proie. Des corbeaux criaient leur détresse lorsqu’ils s’envolaient dans un ciel bien sombre de fin du monde. Les arbres avaient l’air de squelettes tendant leurs bras noirs et décharnés vers le plafond de nuages dans un geste de supplication désespé-rée. Sortir hors de chez soi pour se perdre dans la campagne enneigée était bien trop risqué, car des meutes de loups affamés parcouraient la contrée à la recherche de nourriture. Les loups venaient même parfois dévorer les chiens qui trouvaient refuge derrière les portes des granges ou dans les fenils des bastides. Bien souvent, des bourrasques neigeuses couraient sur la campagne, poussées par des vents gla-cés ; elles balayaient le plateau d’Albion et montaient à l’assaut des collines, puis tout dis-paraissait à nouveau sous les couches de neige.
Mon père évoquait de temps en temps cette époque qui fut si dure pour tous.
« Et s’il n’y avait eu que ça, disait-il en se-couant la tête, mais le pire arriva après, vers le début du mois de mars, au moment où les blés commençaient à gueissa . Avant, la neige les protégeait, mais après, il y a eu le dégel ; il y avait de l’eau partout, les pousses se sont noyées dans cette bouillasse, et puis ça s’est remis à geler, et en fin de compte, toute la ré-colte a été foutue. Les années suivantes, il y a eu des inondations un peu partout, de l’eau à n’en plus pouvoir ! Ça a emporté les bonnes terres, des champs entiers, et ça a ramené plein de caillasses en bas. »
Il demeurait ensuite pensif un bon moment puis il ajoutait : « Et pourtant on est là ! » Et ma mère hochait la tête en signe d’acquiescement. Et moi, j’ajoute aujourd’hui : « Moi aussi je suis là ! J’ai réussi à passer à travers tout ça. »
Bien du temps s’est écoulé pourtant depuis l’époque où j’étais ce garçon joyeux et même, disait-on, un peu espiègle, qui courait sur les chemins et dans les collines autour de Simiane. J’ai connu trois rois, le Grand d’abord sous le règne duquel je suis né ; c’est de lui que j’ai parlé tout à l’heure. Il y a eu l’autre ensuite, qui fut roi depuis sa toute petite enfance. Notre pays a connu sous son règne pas mal de mi-sères. Il y a d’abord eu la peste, le « mal con-tagieux » comme on disait alors pour ne pas prononcer un mot qui faisait aussi peur que le Diable, de crainte d’être mortellement conta-miné. Elle est montée de Marseille et elle est arrivée jusqu’à notre porte. Elle a essayé de se lancer à l’assaut de nos montagnes pour nous attaquer, mais on n’a pas voulu d’elle. Elle s’est arrêtée à Sainte-Croix, ce n’est pas loin pourtant... Notre pays a connu ensuite des di-settes, des guerres auxquelles partaient plu-sieurs qui ne revenaient jamais. Et puis main-tenant, il y a le troisième : on dit du bien de lui, mais cela suffira-t-il pour qu’on puisse vivre heureux dans notre Simiane et ailleurs ? J’ai le sentiment que beaucoup de choses vont mal en France depuis un certain temps…
Les chemins de la vie, en effet, sont bordés bien souvent par des buissons de méchancetés et de turpitudes plutôt que par des massifs de feuillages verdoyants et de fleurs. C’est pour-quoi je ne renonce pas à raconter ce que j’ai connu et ce que j’ai vécu. Ce récit, c’est au fond une sorte de roman, mais les personnages que je mets en scène et les faits que je décris ne sont pas nés de mon imagination, ils ont ré-ellement existé, les acteurs se sont comportés comme je le rapporte. Bien sûr, il y a ce que j’ai vu de mes propres yeux, mais aussi ce que j’ai entendu de mes propres oreilles, tout ce que j’ai pu deviner à travers des allusions, des silences même. Je me suis même permis quelques broderies, quelques digressions, j’ai cru bon de décrire quelques scènes qui auraient pu se produire telles que je les ai montrées. Le monde de mon village natal, de la contrée qui fut le témoin de mon enfance, les paysages aussi, je les connais si bien, ils vivent tellement en moi, je les vois avec tant de netteté même les yeux fermés…
Mais comment se fait-il, me demanderez-vous à juste titre que vous, un homme de la cam-pagne aux origines modestes, sachiez écrire et vous exprimer presque comme un homme de lettres ? Si vous me pressez ainsi avec vos questions, il faut bien que je vous réponde. Après tout, je n’ai rien à cacher, au contraire.
Je m’en vais, une fois encore, me replonger dans mon enfance. Un souvenir de plus… Je me rappelle que c’était un dimanche, à Si-miane, au sortir de la messe. Nous nous étions attardés sur la place de l’église, d’où l’on do-mine la plaine en contrebas. La montagne de Lure se détachait dans le fond sur le ciel clair. Messire Arnaud, qui venait de dire la messe et qui portait encore sa chasuble, se tenait sur la porte de l’église afin de saluer ses paroissiens. En nous voyant, il appela mon père par son nom :
Pierre, venez me voir un moment, avec François. Ce ne sera pas long ce que j’ai à vous dire !
Nous nous approchâmes. Messire Arnaud nous entraîna jusqu’à la sacristie, ôta ses vêtements liturgiques, puis se tourna vers mon père, un peu surpris.
Non, Pierre, ne soyez pas en souci pour ce que j’ai à vous dire, au contraire », commença messire Arnaud qui avait dû détecter un peu d’inquiétude sur le vi-sage de mon père. Voilà, c’est très simple. Vous avez là un brave petit. François est un garçon que j’apprécie beaucoup. Il est sage, sérieux et, à mon avis, intelligent. Bref, il a beaucoup de qualités (je rougis encore de devoir écrire tout cela…), je tenais à vous le dire. Aussi je vais droit au fait : il pour-rait faire un bon serviteur de Dieu, j’en suis persuadé. Mon idée est donc, et je vous la soumets, qu’il pourrait aller à Apt au séminaire. Au petit séminaire d’abord, bien sûr. Il y apprendrait à lire, à écrire, un peu de latin, un peu de théo-logie. Ce serait pour lui un bon départ. Et pour plus tard, on verra, s’il sent que le chemin qu’on lui propose lui convient. Ce sera à lui d’en décider. Alors qu’en dites-vous ?
Mon père ne savait que répondre justement. Il était surpris, mais aussi perplexe et embarrassé. Il finit par dire, d’une voix timide :
Bien sûr, je suis surpris… Je ne sais pas si François mérite tout ce que vous dites de lui. Nous sommes de pauvres gens, bien simples…
Bien simples peut-être, mais honnêtes et à ce titre dignes de respect », lui répondit messire Arnaud.
Puis au bout d’un moment, il ajouta :
Sachez, Pierre, que vous n’êtes pas obli-gé de me donner une réponse tout de suite. Réfléchissez-y, parlez-en en fa-mille, avec François aussi bien sûr, et pensez en même temps à l’avenir de votre fils. Certes, il peut vous aider dans votre travail, je le sais, mais vous avez la chance d’avoir d’autres fils, des paires de bras supplémentaires pour vous sou-lager…
Messire Arnaud marqua un temps d’arrêt et il sembla réfléchir. Au bout d’un moment, il re-prit :
Il y a peut-être un point qui risque de vous retenir, une question un peu embar-rassante, je l’avoue, c’est celui de l’argent. J’en conviens, il faut y penser, mais sachez que notre diocèse compte pas mal d’âmes généreuses qui se font un devoir de fournir quelques fonds pour la bonne cause…
Il conclut avec un petit sourire :
Une manière comme une autre pour eux de se mettre bien avec le Seigneur. Vous voyez que vous n’avez aucun souci à vous faire de ce côté-là ! Alors, pesez bien le pour et le contre…
Eh oui ! C’est comme cela que je suis allé au petit séminaire d’Apt. J’y suis resté deux ans et j’y ai reçu un peu d’instruction, quelques bonnes bases qui ont contribué à me former l’esprit, mais par la suite je n’ai pas cherché à poursuivre jusqu’au bout. Puis j’ai fondé une famille à mon tour. J’ai choisi une autre route, mais l’instruction que j’ai reçue n’a pas été perdue. Maître Joseph Vaugine, qui était l’un des notaires de Simiane, me demanda un jour si je ne voulais pas lui servir de clerc. Je savais lire et écrire bien sûr, je connaissais aussi un peu de latin. Ma foi, tout cela pouvait faire de moi une petite main utile dans son étude et ce fut ainsi que je devins saute-ruisseau, puis clerc à part entière. Je l’assistai à partir de ce jour dans ses écritures. Oh oui ! J’en ai consi-gné des contrats de mariage, des testaments, des inventaires, des partages, des obligations, des achats, des ventes… et j’en passe. Pensez qu’on se partageait parfois la récolte d’un arbre fruitier ! Vous vous doutez jusqu’où ça pouvait aller lorsqu’il s’agissait d’une succession, de meubles, de terres, d’argent ?… Une méfiance aussi exacerbée répétée sur plusieurs généra-tions s’imprime dans les esprits, j’en suis sûr, et devient en définitive maladive. Elle contri-bue à dessécher le cœur, à se détacher des autres et à ne plus aimer que soi.
~ 1 ~
Mon village, autrefois
Il est beau le village où j’ai vu le jour. Ses mai-sons sont groupées comme des moutons bien dociles autour d’une butte arrondie que domine le donjon féodal, posé sur le sommet de la col-line. Simiane est accrochée sur le rebord du plateau d’Albion et fait partie d’une suite de villages perchés qui semblent monter la garde quand on remonte la vallée. Le plateau d’Albion pour nous, c’était un autre monde, une contrée un peu sauvage à laquelle on tour-nait en fait délibérément le dos. On l’atteignait par des chemins tortueux suivant le fond des combes. C’était un monde qui nous faisait peur, surtout à nous les enfants, mais que les « grands » redoutaient un peu eux aussi. Lors-que le mistral se mettait à souffler, c’était tou-jours du plateau qu’il arrivait, portant avec lui gel et froidure, et en hiver des tourbillons de neige qui dévalaient jusqu’à nous. Il y avait sur ce plateau des « bouches », en fait des gouffres dont on ne connaissait pas le fond, où tom-baient parfois moutons et autres animaux, des hommes aussi, attirés dans notre imaginaire par des bêtes monstrueuses, des sorcières et autres diables et âmes errantes, qui peuplaient ces grottes et cavités. Il y avait même un de ces gouffres qu’on appelait l’aven de l’Ase, dans lequel un pauvre âne égaré avait dû sans doute finir ses jours… Ne parlait-on pas d’ailleurs, avec quelques frissons dans le dos, de « lis aven de Sant-Cristòu » qui entourent le village de Saint-Christol à quelques lieues de chez nous et qui étaient connus (et redoutés) un peu partout dans la région ?
Les flancs des collines qui entourent Simiane étaient couverts par de vastes forêts de chênes que traversaient les chemins remontant vers le plateau. Les sentes suivaient des combes aux noms parfois évocateurs. Il y avait par exemple la Combe des Buis, la Combe du Pommier, mais celle que j’aimais le mieux, c’était sans conteste la Combe du Rossignol. Je pensais que la vie devait y être joyeuse et insouciante, puisque le rossignol, cet oiseau qu’on associait aux beaux jours y donnait de la voix. Lorsque le printemps arrivait, ma mère avait cette ex-pression : « Lou moumen de faire canta lou roussignòu » .
Les forêts qui entouraient les hauts de Simiane étaient vastes et riches de ce fait en bois et en glands une fois l’automne arrivé. On allait donc à la glandée, mais certains en abusaient, et alors quelle source de querelles sans fin, de cris, de menaces et parfois même de vio-lences ! J’aimais ces forêts profondes, ces sous-bois au sol recouvert de feuilles mortes qui en pourrissant se transforment en un humus noir et épais. La forêt aidait à faire vivre notre village grâce à ce qu’elle nous donnait géné-reusement : le bois pour nous chauffer, les feuilles sèches pour engraisser nos jardins po-tagers, les glands pour nourrir nos cochons. Mais la forêt abritait aussi des hommes venus d’ailleurs, des inconnus pour la plupart, des travailleurs qui semblaient appartenir à un monde sauvage et rude qui restait à l’écart des gens de notre village. C’était bien en accord en fait avec l’image que nous nous faisions de ces hautes terres où la vie était pétrie de rudesse, à l’écart du monde civilisé en fait. On y allait peu, surtout nous les jeunes. Je me souviens que mon père ne fréquentait pas volontiers lui non plus, les « gens d’en haut », comme il les appelait. Lorsqu’on montait par les chemins qui tiraient vers l’ouest, on arrivait à un quartier où il y avait une verrerie. On l’avait installée à cet endroit parce qu’on y trouvait des pierres à feu, des genêts et, bien sûr, beaucoup de bois, c’est-à-dire tous les ingrédients nécessaires pour fabriquer du verre. Cela ne faisait plaisir à personne d’avoir une verrerie fichée là en plein milieu de la forêt, car elle nous mangeait beau-coup de bon bois, de ce bois qui était si pré-cieux pour nous, les paysans. Elle avait déjà fait le vide autour d’elle ce qui obligeait les bû-cherons qui travaillaient pour la verrerie à se rendre chaque jour un peu plus loin pour rame-ner des fagots. Et à chaque corvée de bois, c’était un morceau du manteau d’arbres fait de bons chênes bien vigoureux qui disparaissait, comme lorsqu’une couturière découpe le bord d’une étoffe pour raccourcir un vêtement.
C’est le chancre de la forêt, cette verre-rie, disait mon père, et les conseillers du village pensent comme moi ; ils l’ont même écrit l’autre jour dans une de leurs délibérations.
Les verriers me faisaient penser à des magi-ciens en fait. Manipuler du feu, et puis arriver à fabriquer cette substance coulante et visqueuse, la travailler, la faire durcir après l’avoir trans-formée à leur guise me faisait peur. C’était un peu pour la même raison que je craignais aussi les charbonniers. C’était des sorciers d’un autre genre ceux-là ! Ils qui transformaient le bon bois noueux en des blocs noirs et friables (ce fameux « charbon de bois ») qu’ils transpor-taient ensuite dans des sacs dont ils chargeaient des mulets pour aller les vendre bien loin, à Apt ou à Forcalquier.
Mais je n’en ai pas fini avec les sorciers de la forêt. Enfin, sorcier, je ne le crois plus depuis que je suis au courant du genre de travail au-quel ils se livraient, mais il faut savoir que l’imagination des enfants est prompte à s’enflammer. Il y avait en effet encore quelque chose qui m’intriguait aussi beaucoup lorsque nous nous faufilions dans ce monde si mysté-rieux par les chemins qui conduisaient au pla-teau. On suivait, je l’ai dit, des sentes et les noms de deux d’entre elles m’inspiraient quelque crainte, l’une qu’on appelait le Chemin du Four de Davin, l’autre le Chemin du Four de Passaire. Davin, Passaire, je connaissais, c’était les noms de gens du village. Mais c’était surtout le mot de « four » qui me sur-prenait et qui me faisait presque peur. Pourquoi ces gens de Simiane avaient-ils associé leurs noms à un four ? Avaient-ils eux aussi des ac-tivités suspectes au fond des bois ? Des fours dans la forêt, mais pour y faire cuire quoi ? Certainement pas du pain, à mon avis. Je con-naissais ce four banal justement, mais il était dans le village, pas au beau milieu des bois. Jusqu’au jour où mon père, que j’avais naïve-ment interrogé sur l’utilisation peut-être pas in-nocente de ces fameux fours, me répondit en riant et en se moquant de moi :
Mon pauvre petit ! Mais c’est pour faire de la chaux, c’est des fours à chaux ! Tu pensais que tu allais trouver des gâteaux tout cuits au fond des bois ?
Sur le moment, je ne fus guère plus avancé, jusqu’au jour où, effectivement, je vis des hommes, dont mon père, plaçant des sacs rem-plis de blocs de chaux blancs comme neige sur le dos des mulets qu’ils conduisaient ensuite au village. La chaux, je connaissais un peu, mais j’ignorais encore par quelle opération relevant presque de la magie on la préparait.
Les Carratier formaient une famille très unie. Mon père Pierre avait un frère, c’était mon oncle Gaspard, et tous les deux avaient eu plu-sieurs enfants, ce qui fait que je comptais, outre mes frères et sœurs, plusieurs cousins et cousines. Nous nous entendions tous très bien. Deux ou trois de mes cousins étaient presque de mon âge, et de ce fait nous avions des oc-cupations et des jeux communs tant que nos pères n’avaient pas besoin de nous pour leur donner un coup de main. Il m’arrive de me re-mémorer ces moments de mon enfance et de mon adolescence qui font partie du domaine des souvenirs. J’ai parlé plus haut de ces images du passé qui se dessinent parfois au fond de mon esprit et qui revivent de façon fu-gitive. Certaines furent sans doute trop douces pour avoir laissé des marques profondes, à la différence de souvenirs indélébiles qui me font encore mal aujourd’hui quand je les évoque. Où sont-ils donc maintenant tous ceux que j’ai connus, ma famille, mes amis ?
(à suivre)