1 - Matt et le président de Jack Beagle (Extrait)
Prologue
– RBO-RadioBestOf, votre webradio, il est neuf heures ! Voici les informations, présentées par Arnaud Bollec !
– Merci bien, Jacky Woodpecker ! L’actualité est dominée par la visite à Paris de l’ancien président des États-Unis, Barry Obamo. Celui-ci a décidé de profiter de l’occasion pour venir jusque dans notre belle cité phocéenne pour…
Elle tourna le bouton de sa radio. Elle n’avait pas besoin d’en apprendre plus. Tout se déroulait comme prévu et elle savait ce qu’il lui restait à faire. Elle s’approcha de la fenêtre et contempla la vue qui s’offrait à ses yeux. Elle dominait le Vieux-Port de Marseille et, si tout allait bien, ce serait le monde qu’elle dominerait.
Première partie : Un de la Canebière
Chapitre un
La journée était bien entamée et Matt Borel se trouvait déjà à son bureau ; ou plutôt affalé sur son bureau, car Matt dormait, la tête posée sur un bras tandis que l’autre tenait fermement une bouteille de whisky.
L’image classique du « privé ».
Matt était détective privé. Privé de tout d’ailleurs, car les clients ne se bousculaient pas au portillon depuis de nombreuses semaines, et le tiroir-caisse laissait plus de billets s’envoler qu’il n’en récoltait. Il était un excellent enquêteur, le prince de la filature, le roi du cliché vengeur, l’empereur de « la main dans le sac », aussi bien au service de la femme jalouse que du mari cocu. Bref, Matt Borel était surtout spécialisé dans les adultères et c’étaient ces derniers qui faisaient bouillir la marmite.
Matteo Borelli – car tel était son véritable patronyme – avait trouvé sa vocation dans les films d’Humphrey Bogart et de Robert Mitchum. Il avait américanisé son nom lors de l’ouverture de son bureau, pensant que ce pseudonyme faisait plus professionnel, plus crédible. Matt rêvait de grandes enquêtes, où affaires rimaient avec mystère et où le parfum des femmes se mélangeait à celui de la poudre.
Il aurait préféré user davantage de son poing que de son appareil numérique, même s’il se servait aussi bien de l’un comme de l’autre, mais son physique n’avait rien d’un boxeur et son esprit, bien que non dénué d’intelligence, n’était pas celui d’un profiler de haut niveau.
Voilà. Matteo Borelli, dit Matt Borel, était un gars normal et c’était bien là le drame de sa vie. Il se prenait pour le fils spirituel de Philip Marlowe et d’Hercule Poirot et, au lieu de ça, il se trouvait plutôt coincé dans la peau de l’inspecteur Derrick. Alors, pour oublier sa médiocrité, il noyait ses illusions dans la bouteille. Ce qui ajoutait à l’image qu’il se faisait du « privé ».
Il ouvrit un œil à moitié, puis l’autre, à moitié aussi. N’osant bouger sa tête tant sa nuque était raide, son regard commença à faire le tour de son bureau, s’arrêtant sur chaque objet qui surgissait de ses brumes comateuses et éthyliques, histoire de rassembler les morceaux du puzzle qu’était devenue sa cervelle. Son travelling fut stoppé net, accroché par une magnifique paire de jambes qui émergeait de son brouillard. Son œil, troublé par cette vision paradisiaque, entreprit son ascension, se focalisant sur un tour de taille aussi fin que les jambes étaient longues.
À ce moment, Matt se dit qu’il devait être mort, qu’il était au paradis des privés. Un royaume céleste où les vamps des années 40 avaient remplacé les anges asexués. Enhardi par cette idée, il décida de continuer son voyage, le sourire béat et l’œil vague. Son regard remonta encore de quelques centimètres et là… il ouvrit tout grand les mirettes et ses neurones retrouvèrent leur chemin plus vite que la lumière !
Voulant se redresser, il s’affala, trahi par des jambes qui refusaient de le porter, manquant de se fracturer la mâchoire sur le bord du bureau : il venait de croiser le regard incendiaire et désapprobateur de sa secrétaire, Liloo. L’ange doucereux avait soudainement disparu pour laisser la place à un démon dont l’œil traversait son âme en perdition. Les bras croisés, elle le regarda s’empêtrer dans sa déchéance et les dossiers qui l’avaient suivi dans sa chute.
Sandrine Sido de Giverny, comtesse de l’Île-Aux-Moines, préférait qu’on la surnomme Liloo pour faire plus américain, comme son patron. C’était une véritable aristocrate. Malgré la désapprobation de ses parents, elle avait choisi la vie active pour sortir de la monotonie de son quotidien et, selon elle, devenir la secrétaire d’un privé n’aurait su manquer de charme.
Du moins, c’est ce qu’elle croyait. Outre sa qualité de secrétaire, elle était également sa confidente, sa sœur, sa mère, sa bonne… Bref, elle était loin de cette existence aventureuse dont elle aussi rêvait. Et pourtant, lorsqu’elle avait accepté ce poste que la petite annonce proposait, elle espérait bien poursuivre la vie passionnante qu’avaient menée ses ancêtres. Elle s’occupait de tout dans ce bureau, et surtout de lui : Matt Borel, enfin, plutôt Matteo Borelli. Il lui arrivait encore de rire de la découverte du véritable nom de son patron. Lui qui essayait de faire tellement américain, n’était que le fils d’un émigré italien qui aspirait, comme elle, à une vie pleine d’aventures et se trouvait enfermé dans une vie médiocre et sans intérêt. Pourtant, Liloo n’avait d’yeux que pour lui et restait à ses côtés malgré ses défauts et ses faiblesses, les fins de mois difficiles et la charge de travail.
— Quand est-ce que vous arrêterez vos conneries ! Ce n’est pas possible…
— Ça va ! Ça va ! Aidez-moi plutôt à me relever !
Elle le tira de toutes ses forces et Matt, une fois debout, s’affala de tout son poids sur son fauteuil.
— Il y a du café ?
Elle lui tendit la tasse qu’elle avait préparée pour lui. Il l’avala d’un trait en faisant une grimace.
— Ce n’est pas en vous mettant dans un état pareil que vous résoudrez vos problèmes !
Déjà s’affairait-elle derrière son petit bureau ! Elle consulta son agenda – désespérément vide.
Matt se leva et s’approcha du lavabo qui était au fond de la pièce, bien caché derrière un paravent. Il se dévisagea dans la glace, tira sur ses joues comme pour effacer les rides et juger de l’importance de sa barbe de deux jours.
— Dites-moi Liloo, pas de rendez-vous aujourd’hui ?
— Non. Rien du tout ! C’est la crise, je vous rappelle, les gens se serrent la ceinture pour tout. Ils préfèrent se passer de nos services et remplir leur frigo !
Il saisit son rasoir électrique et entreprit de se refaire beau. Il ne l’écoutait plus (l’appareil était bruyant) et, tout en faisant un brin de toilette, il essayait de rassembler ses idées.
— Vous sortez ?
Matt ne répondit pas. Il se leva, prit son chapeau sur le portemanteau et disparut. Liloo ne dit rien. Elle savait très bien où Matt allait et qu’il ne prêterait pas attention à ses remontrances.
Chapitre deux
Matt marcha d’un pas rapide. La journée était belle et il voulait profiter du soleil pour faire le point sur sa situation tout en sirotant un petit café.
Son bureau était proche du Vieux-Port, dans un vieil immeuble du quartier du Panier, tout près du commissariat central. Il s’assit à la terrasse de la brasserie de l’OM. Il se disait qu’il serait peut-être temps de raccrocher et de changer complètement de vie.
(à suivre)