1 - La lieutenante, une pièce de théâtre de José Joilan (Exttrait)
Acte 1
Noir.
Son et effet : coup de fusil.
Ouverture lumières.
Nous sommes dans la cuisine d’une vielle ferme. Au fond, une fenêtre au-dessus d’un canapé donne sur l’extérieur. Devant, par terre, une boîte en métal ouverte, couchée, vide. Un mort ou sa représentation symbolique est en avant-scène ou côté cour. L’entrée de la cuisine est côté cour, en avant-scène. De là est suggéré, hors plateau, un couloir menant vers la porte d’entrée donnant vers l’extérieur. La porte dite « de derrière » est située côté jardin, en avant-scène.
Scène 1
Une femme très âgée est assise de profil sur un côté de la cuisine, côté jardin. Debout, au centre, un brigadier de la gendarmerie nationale parle au téléphone. Avec sa main disponible, il tient un fusil.
Brigadier Jensen (gouailleur). — Ouais ! …
Madame Angeon (le surprend). — Petit con, petit salopard ! … Mais qu’est-ce qui t’a pris ?
Un temps. Le Brigadier fixe Madame Angeon. Celle-ci s’est adressée au corps allongé sur le sol (hors plateau ou pas, note de l’auteur). Le Brigadier regarde dans la même direction que la vieille dame.
Brigadier Jensen. — … Non, rien, c’est la vieille qui recommence. … Ouais, tu sais, je suis à peu près sûr que c’est elle qui a dégommé le gars, là… Ouais, en pleine tête. V’là l’malaise ! … Ouais. Y devait vouloir son argent. … Quoi, combien ? J’en sais rien, moi ! Y’a plus rien, de t’façon... Je suis pas enquêteur, moi, oh ! Pas mon job. (Un temps. Le brigadier écoute son interlocuteur.) Bon. C’est qui qui va v’nir ? … Ah oui, celle qui vient d’arriver à la caserne, là ? … Ex-lieutenant de la PJGN ? T’es sûr ? De la Judiciaire ? … Ah, bon… et t’es allé la chercher… dans son appart’… T’es trop, toi. Mais on est samedi ! … Ouais, t’as raison. Puisqu’elle est là… Trop… top. T’assures, toi ! (Rit, ironique) Ouais, ouais, j’te dirai. Ouais, j’te dirai… Ouais, t’as raison. Une grande ferme comme ça, y’a bien une chambre de libre ! J’y souhaiterai la bienvenue, à ma façon. … Ouais, ouais, je te dirai. Ouais, envoie la photo. (Rit gras.)
Son : porte d’entrée s’ouvre, se ferme.
Scène 2
Le Brigadier rit toujours quand une femme officier entre dans la cuisine, côté cour. Il ne la voit pas, tout absorbé par l’écran de son smartphone. La femme officier, des gants de protection aux mains, s’arrête à l’entrée pour ajuster des surchaussures.
Brigadier Jensen. — Ouais, ouais, j’ai vu. … Ouais, bien sûr ! Moi aussi j’en ferais bien mon quatre heures, tu parles ! (Rit gras)
Lieutenante. — Ce n’est pourtant pas l’heure du goûter, Brigadier. Si ?
Le Brigadier range immédiatement son smartphone et salut au garde-à-vous.
Brigadier Jensen. — Lieutenant ! … Déjà ? … Ce… C’est pas c’que vous croyez !
Lieutenante. — Ah bon ? Et qu’est-ce que je crois, Brigadier ? Votre nom, s’il vous plaît.
Brigadier Jensen. — Jensen, Lieutenant. Je parlais à Mousin, le sous-off’ de permanence. On parlait de… du… (Le Brigadier pointe le doigt en direction du mort. Il hésite) C’est pas courant par ici ce genre de… D’habitude, c’est plutôt les suicides.
Lieutenante (s’avance). — Repos, Brigadier. Et si c’était à moi que vous en parliez plutôt qu’à Mousin ?
Brigadier Jensen. — « Bin »… vous savez, ici, les gens vivent souvent seuls. Des fois, c’est qu’ils ont du mal à s’en sortir à cause des sous. Et, comme y sont isolés, alors y…
Lieutenante (le coupe). — Brigadier Jensen. Je préférerais que vous me parliez de la victime que nous avons ici. Et d’abord, qui est cette dame ?
La Lieutenante désigne Madame Angeon.
Brigadier Jensen. — Ah ! C’est ma’ame Angeon, Lieutenant.
Lieutenante. — Pourquoi est-elle là ?
Brigadier Jensen. — Eh bien, Lieutenant, quand je suis entré, je l’ai vue avec ce fusil dans les mains. Je l’ai désarmée, sans opposition de sa part. Ma’ame Angeon était debout, devant l’mort. Alors, je l’ai assise. Là où elle est encore, d’ailleurs. Elle a pas bougé, la vieille !… Euh… Après, j’ai appelé Mousin. … Je crois qu’ils se connaissent.
Lieutenante. — Mousin et cette dame ?
Brigadier Jensen. — Non… Ma’ame Angeon et...
Le Brigadier désigne à nouveau le mort avec hésitation.
Lieutenante. — Vous croyez seulement ?
Brigadier Jensen. — Euh… Oui, Lieutenant. À vrai dire, je n’en sais rien. En plus…
Le Brigadier fait la moue, désignant le visage du mort puis en montrant le sien.
Lieutenante. — Hm. Je vois que, en conséquence, vous avez sécurisé la scène de crime et pris les précautions réglementaires.
Le Brigadier Jensen regarde les surchaussures de la Lieutenante. Il regarde ses chaussures.
Brigadier Jensen (penaud). — Désolé, Lieutenant. Je sais pas où j’avais la tête. J’ai… oublié. Pas courant ce genre d’affaires par ici. Ça m’a…
Le Brigadier fait mine d’avoir un malaise.
Lieutenante. — Reprenez-vous, Brigadier. Vous allez maintenant sécuriser la scène, d’accord ? Et mettez des protections à vos chaussures.
La Lieutenante lui tend des surchaussures.
Brigadier Jensen. — Oui, Lieutenant.
Le Brigadier met les surchaussures.
Lieutenante. — Bien. Et que croyez-vous qu’il se soit passé ?
Brigadier Jensen. — Ah, je sais pas, Lieutenant. Mais il a dû s’passer un truc puisqu’elle lui a tiré dessus. Elle tourne en boucle depuis tout à l’heure. Elle balance quelques mots et puis... Y’a rien à en tirer, je crois.
La Lieutenante observe le brigadier qui finit de mettre les surchaussures.
Lieutenante. — C’est elle qui vous a appelé ?
Brigadier Jensen. — Non.
Un temps.
Lieutenante (agacée). — Bon sang, Brigadier, expliquez votre présence ici !
Brigadier Jensen. — Ah ? … Ben, je passais.
Lieutenante. — Vous passiez ? Un samedi ? À cette heure-ci ? … Ça fait partie de vos attributions ?
Brigadier Jensen. — Non, non, mais j’avais fini mon service. La mamie, elle est toute seule. Alors, je passe…
Lieutenante (déduisant). — … après votre service.
Brigadier Jensen (acquiesce). — Elle est âgée et sa ferme est un peu loin de tout. Elle est gentille ma’ame Angeon. Ça lui fait plaisir de m’voir. … Ça se fait ici, vous savez ? On prend soin les uns des autres. …devez pas avoir l’habitude, là d’où vous venez.
Lieutenante. — Qu’est-ce que vous en savez, Brigadier ?
Brigadier Jensen. — J’en sais rien, Lieutenant. J’en sais rien. … Vous venez de Paris, Bordeaux ou un truc comme ça, non ?
Lieutenante. — Non.
Un temps. Le Brigadier regarde la Lieutenante qui le fixe impassible.
Brigadier Jensen. — Ah. En tout cas, ici, c’est comme ça. Après le boulot, on passe.
Lieutenante. — D’accord. … Et donc, vous êtes entré dans cette cuisine, comme ça, sans qu’elle vienne vous ouvrir la porte ?
Brigadier Jensen. — Ah, non. C’est Jérôme qui m’a prévenu !
Lieutenante. — Jérôme ?
Brigadier Jensen. — Oui, le facteur !
Lieutenante. — Quel facteur ?
Brigadier Jensen. — Celui qu’a découvert le corps !
Lieutenante. — Qu’est-ce qu’il faisait là, le facteur ?
Brigadier Jensen. — Ben, y… (S’interrompt, se reprend) Je ne sais pas, Lieutenant.
Lieutenante. — Il est toujours là ?
Brigadier Jensen. — Pas toujours-toujours… En général, le dimanche… y est pas.
Lieutenante (agacée). — Je parle de maintenant, ici, Brigadier. Je n’ai pas vu de véhicule de La Poste, en arrivant ?
Brigadier Jensen. — C’est parce qu’il se gare derrière le bâtiment principal. (Un temps. La Lieutenante fixe le Brigadier, impatiente, interrogative.) Euh… Oui, oui, j’lui ai dit de rester. Je l’ai enfermé dans mon véhicule. … z’avez dû lui passer devant, sans l’voir.
Lieutenante. — Allez me le chercher s’il vous plaît Brigadier !
Brigadier Jensen. — Oui Lieutenant.
Le Brigadier sort.
Lieutenante. — Brigadier Jensen, le fusil ! (Le Brigadier revient. La Lieutenante récupère le fusil de sa main gantée, puis l’examine.) Merci. Vous le faites rentrer, mais vous attendrez dehors. Les différentes équipes d’intervention ne devraient pas tarder. Je ne veux personne à l’intérieur. Compris ?
Brigadier Jensen. — Compris Lieutenant.
Le Brigadier ressort.
Son : porte s’ouvre, se ferme.
(à suivre)